La reconnaissance, genèse d’un concept philosophique
Haud Guéguen, agrégée de philosophie, attachée temporaire d’enseignement et de recherche au CNAM, membre associé au Lise-CNRS.
Le concept de reconnaissance a son origine en philosophie. Cet article se propose de présenter dans les grandes lignes la genèse de ce concept pour comprendre les enjeux de l’importation dont il fait actuellement l’objet dans les sciences sociales.
Apparu en philosophie, le concept de reconnaissance connaît aujourd’hui une importante actualité dans le champ des sciences sociales. De la question du « multiculturalisme » [1]1 et des luttes menées par des « minorités » victimes d’injustices ou de discriminations sociales ou sexuelles [2] à celle du sens des tensions inhérentes à la réalité sociale [3], le concept de reconnaissance semble s’être imposé au point de constituer une sorte de nouveau paradigme. En en faisant le pivot d’une théorie de philosophie sociale, la contribution d’Axel Honneth semble en effet avoir ouvert la voie à une acception et un usage élargis de ce concept. Il s’agit en effet, selon lui, de chercher, dans la compréhension des conflits ou des tensions qui traversent les interactions sociales, le fondement de la société. Interprété à partir de l’idée d’une « lutte pour la reconnaissance », c’est l’ensemble des rapports sociaux qui se trouve ainsi subsumé sous une perspective unitaire.
L’écho rencontré, dans les sciences sociales, par cette thématique a permis de recentrer la question en la posant sous l’angle plus circonscrit du rôle de la reconnaissance dans le champ du travail et des échanges économiques. De provenance philosophique (puisque c’est à l’idéalisme allemand et notamment à Hegel qu’il doit ses lettres de noblesse), le concept de reconnaissance a donc migré dans le champ des sciences sociales. Ce n’est pas là le moindre des paradoxes. Car, loin d’appartenir à la tradition empiriste (Locke, Hume…) qui pourrait pourtant paraître plus proche des sciences sociales par sa proximité avec l’expérience ou le « terrain », le concept de reconnaissance (Anerkennung) s’enracine dans la philosophie dite « idéaliste ». Il doit son origine à une pensée spéculative consistant à développer la nécessité logique du concept et non à partir du donné de l’expérience.
La question que pose cet article est simple : comment expliquer, à partir de la genèse philosophique du concept de reconnaissance, son importation dans les sciences sociales ? Ce transport ne semblant pas tenir à un simple engouement passager, il s’agit d’établir ce qui fait l’intérêt et la fécondité du concept de reconnaissance en déterminant son apport spécifique. Si l’on veut élucider le sens et les enjeux de ce nouveau paradigme, il conviendra, dans le même temps, d’identifier les présupposés du concept en montrant à quel type de problème philosophique a répondu son élaboration dans l’idéalisme allemand.
Autant de questions qui nécessitent de remonter aux sources de ce concept pour comprendre ce qui conditionne sa réception contemporaine, en nous attachant d’abord à la position du problème chez Hegel puisqu’il en est, en un sens, l’initiateur. Par souci d’économie et en raison de sa particulière importance dans les sciences sociales, nous montrerons ensuite en quoi la réflexion d’Axel Honneth hérite du concept hégélien et permet de penser la reconnaissance dans une perspective à la fois philosophique et sociale.
Interprétation hégélienne du concept de reconnaissance
Hegel et ses prédécesseurs
On a l’habitude de voir en Hegel celui qui a fait de la reconnaissance un véritable concept philosophique, en faisant comme si celui-ci était un « concept sans histoire » qu’il aurait « créé de toutes pièces » [4]. Il ne s’agit pas de contester cette lecture qui provient en partie de la fameuse interprétation proposée par Alexandre Kojève2. En y voyant le fondement de l’humanité [5], il est en effet le premier à avoir mis en évidence le caractère central de la reconnaissance chez Hegel. Si on se situe à un point de vue génétique ou historique, il apparaît cependant que ce concept, dans sa configuration hégélienne, est d’abord le fruit d’un dialogue vivant avec deux traditions distinctes. De façon directe, il est en discussion avec l’idéalisme allemand auquel il appartient lui-même et, de façon plus historique, avec les philosophies politiques de Machiavel et Hobbes.
Par-delà ces filiations, nous essaierons de montrer que cette focalisation sur la théorie hégélienne de la reconnaissance ne relève pas du pur arbitraire mais tient au fait que Hegel est le premier à y avoir vu, notamment à travers l’activité de travail, le moteur du processus de socialisation. Nous essaierons de dégager l’originalité de l’approche hégélienne en identifiant ses différentes cibles et provenances pour repérer le sens des emprunts et des déplacements qu’elle opère.
Fichte
D’un point de vue strictement historique ou chronologique, on devrait attribuer la paternité du concept à Fichte qui, dans le cadre de sa réflexion juridico-politique [6], est le premier à avoir procédé à une thématisation explicite de la reconnaissance et à en avoir élaboré une véritable théorie. Cherchant à dégager les fondements du droit, Fichte montre qu’il faut partir de l’intersubjectivité, et non, comme chez Kant [7], de l’autonomie de la conscience. L’intersubjectivité désigne ce fait qu’il n’y ait pas de relation à soi sans relation à l’autre, la relation étant par conséquent plus originaire que l’individu ou le sujet. Le sujet doit ainsi pouvoir reconnaître l’autre comme un être raisonnable et libre, le droit étant précisément fondé sur ce besoin de reconnaissance.
La conception hégélienne de la reconnaissance demeure d’ailleurs d’inspiration fichtéenne sur deux points fondamentaux. C’est, en effet, chez Fichte que Hegel trouve cette idée selon laquelle la question de la reconnaissance est centrale pour comprendre le sens des rapports entre les sujets, et doit par conséquent faire l’objet d’un traitement exprès. Mais c’est également de Fichte qu’il s’inspire en abordant d’emblée cette question en terme d’intersubjectivité. Fichte fournit ainsi à Hegel les prémisses de sa théorie de la reconnaissance.
C’est toutefois à Hegel qu’il revient d’opérer un déplacement décisif pour établir la problématique de la reconnaissance telle qu’elle apparaît dans le cadre de la réflexion contemporaine. Pour Fichte, le problème consistait à comprendre comment une conscience pouvait reconnaître une autre conscience qui, contrairement au corps, n’est pas un phénomène sensible. Le problème se concentrait ainsi sur la dimension de transitivité ou d’activité de la reconnaissance et consistait à résoudre l’énigme du fait que l’on puisse « reconnaître » l’autre. Pour Hegel, en revanche, la question n’est pas tant de comprendre comment je peux reconnaître l’autre comme conscience que de savoir comment je peux être reconnu par l’autre. Ce « renversement de la voix active à la voix passive » [8] qui s’établit de Fichte à Hegel nous conduit ainsi au coeur du problème de la reconnaissance tel que nous le comprenons aujourd’hui. Hegel fait de cette aspiration fondamentale à « être reconnu » le sens profond des relations entre les hommes, le processus de socialisation étant, selon lui, animé par un désir de reconnaissance dans lequel chaque sujet doit conquérir son identité et sa liberté.
La philosophie politique
C’est par rapport à la philosophie politique que cette thèse prend tout son sens. Pour rendre compte du caractère social de l’homme et expliquer ce qui le pousse à vivre en société, Hobbes comme Machiavel présupposent que l’individu est premier, c’est-à-dire qu’il constitue une réalité originaire qui va, dans un second temps (à travers par exemple le paradigme du contrat chez Hobbes), s’associer à d’autres individus pour former une société. Or, Hegel rejette cette prémisse individualiste pour s’installer d’emblée, comme Fichte, dans l’intersubjectivité. La société ne peut se définir comme un simple agrégat artificiel qui résulterait de la seule volonté de s’associer.
Par ailleurs, il est clair pour ces auteurs, notamment chez Hobbes, que la société apparaît sur fond d’un conflit originaire et qu’elle repose sur une logique purement utilitariste. L’homme n’est pas un être naturellement social. L’état de nature se définit comme une lutte pour la conservation de soi (la fameuse « guerre de tous contre tous »), dans laquelle « l’homme est un loup pour l’homme ». La lutte entre les individus, animée par la peur de la mort, est donc originaire dans la mesure où c’est elle qui motive le pacte d’association constitutif de l’état civil [9]. Tout en reprenant cette idée d’une lutte fondatrice du lien social, Hegel la subvertit totalement : au lieu de la comprendre comme une simple lutte pour la survie, il y voit une « lutte en vue de la reconnaissance » (Kampf um Anerkennug). Hegel relève ainsi le « défi de Hobbes » qui repose, selon Ricoeur, sur cette question décisive pour le sens de l’humanité et celui du lien entre les hommes : « un ordre politique peut-il se fonder sur une exigence morale aussi originaire que la peur de la mort violente et le calcul rationnel ? » [8]. Chez Hegel, en effet, la lutte n’est pas seulement le motif de la socialisation (comme si, une fois la société établie, la paix ou la sécurité étaient assurées) mais ce qui continue de traverser et de caractériser les interactions sociales. Ce n’est pas le seul « état de nature », idée ou fiction, dans lequel Hegel voit une sorte de « robinsonnade », mais la société elle-même qui se trouve commandée par une tension ou un conflit fondamental. De nature morale, la lutte s’origine dans un désir d’être reconnu qui est si fondamental qu’il va prendre le pas sur celui de conserver sa vie et rentrer en concurrence avec lui. Alors même qu’il la pense comme conflit, Hegel adopte ainsi une compréhension morale de la socialisation : c’est une lutte pour être reconnu qui motive et anime l’ensemble des relations humaines.
Ce fondement moral de la lutte pour la reconnaissance étant posé, Hegel va décrire cette dernière à travers trois figures principales qui définissent trois moments du processus de socialisation.
Les trois figures de la reconnaissance
Il faut préciser que si nous parlons de « figures » de la reconnaissance, ce n’est pas au sens où elles désigneraient des faits ou des situations empiriques, mais au titre de moments logiques et idéaux. Si, conformément à la dialectique hégélienne, elles ne peuvent pas être séparées les unes des autres, elles expriment, en revanche, un moment spécifique de la lutte pour la reconnaissance, ce qui nous autorise à en proposer un traitement distinct.
Les deux premières figures de la reconnaissance sont en réalité des figures négatives, puisqu’elles se soldent à chaque fois par un échec. Relevant toutes deux d’une situation prépolitique et préjuridique, elles sont vouées à être surmontées ou résolues dans une troisième figure, de nature proprement politique3.
La figure de la lutte à mort des consciences
La première figure de la reconnaissance réside dans ce que Hegel appelle la « lutte à mort » qui résulte de la rencontre entre deux consciences. Dans leur désir d’être reconnue, chacune des deux consciences se montre prête, en s’affrontant dans la lutte, à courir le risque de la mort. Les deux consciences se rencontrent sur fond de vie, « elles sont englouties dans l’être de la vie » [10], et la reconnaissance qu’elles désirent obtenir mutuellement vise à briser cette dépendance par rapport à la vie pour affirmer leur liberté. La lutte à mort exprime cette volonté de s’affirmer comme conscience de soi : à travers elle, les deux consciences vont se prouver qu’elles sont quelque chose de plus que la vie immédiate et donnée.
Toutefois, l’anéantissement de l’une des consciences par l’autre constitue en soi un échec de la lutte pour la reconnaissance, car ce qui est supprimé, c’est précisément l’autre comme vecteur de reconnaissance. Il est impossible à l’homme de s’auto-reconnaître, c’est-à-dire d’accéder par soi-même à sa propre humanité, ce qui attache l’homme à l’autre comme à celui qui décide de son sens. Le désir d’être reconnu renvoie à celui d’être désiré par l’autre ou au « désir d’être désiré » (ce que Lacan développera avec génie).
La figure de la maîtrise et de la servitude
La seconde figure est très importante dans la mesure où, dans l’interprétation contemporaine, elle cristallise la théorie hégélienne de la reconnaissance et parce qu’elle touche de près à la question du travail. Cela explique que son traitement soit plus approfondi que celui des deux autres figures. Il s’agit de la dialectique entre la maîtrise et la servitude.
Cette figure découle naturellement de la lutte à mort, qui peut toujours se résoudre par la soumission de l’une des consciences à l’autre. Dans la lutte à mort de deux consciences animées par le même désir d’être reconnues, l’une d’entre elles peut renoncer au risque de sa propre perte. Considérant que la vie lui est plus essentielle que l’affirmation de sa liberté, elle peut ainsi capituler en se soumettant ou en s’aliénant à l’autre. Hegel montre qu’il s’agit là encore d’un échec dans la mesure où la reconnaissance n’est pas réciproque : « l’une est reconnue et l’autre est reconnaissante ». Dans l’asservissement d’une conscience à l’autre, l’un reconnaît l’autre sans être reconnu en retour, l’autre est reconnu mais ne reconnaît pas.
Un autre aspect de cette figure de la reconnaissance tient à la relation spécifique qui lie le serviteur à son maître. Car, derrière cette formule qui peut nous sembler désormais caduque, Hegel décrit une réalité très concrète. Il s’agit de l’activité de travail pensée par Hegel comme la relation de « service » (Dienst) qui lie le « serviteur » à son maître4.
Hegel est le premier à inscrire l’analyse du travail dans la problématique de la reconnaissance. Ce faisant, il ne réduit pas la figure du serviteur à la position figée d’une pure aliénation, mais il y voit le seul processus par lequel l’homme puisse se libérer de sa particularité pour atteindre l’universel. En faisant du « service » la figure même du travail, Hegel montre que, du fait de sa capacité à répondre au désir d’un autre, la conscience laborieuse s’élève progressivement à l’universel. L’universel signifie que la particularité de son travail s’effectue dans un tout qui le dépasse, préfigurant la société en son ensemble organisée par la division du travail.
Si le travail est émancipateur, c’est en tant qu’il s’exerce au service d’un autre. C’est donc dans le « service » que réside, selon Hegel, l’expérience proprement libératrice du travail5. À l’inverse du maître voué à devenir l’esclave de sa propre jouissance et de sa particularité parce qu’il demeure pris dans l’immédiateté de son désir et de sa consommation, l’activité de service qui caractérise le travail est définie par Hegel comme « désir refréné », qui va ainsi « former » (bilden) au double sens d’une transformation du monde et de soi-même. En instituant un monde de la culture (Bildung) dans lequel le sujet s’élève à l’universel d’un monde commun, le travail offre ainsi les linéaments d’une reconnaissance mutuelle. Par la médiation de l’autre que permet le travail, le sujet va en effet accéder à un certain degré d’universalité.
Reste que, dans leur commune incapacité à satisfaire au principe de réciprocité nécessaire à une véritable reconnaissance, ces deux moments que sont la lutte à mort et le rapport maître/serviteur demeurent des figures de l’échec de la reconnaissance. Certes, la relation du maître et de son serviteur permet l’amorce d’une libération pour ce dernier. Mais à aucun moment celle-ci ne saurait donner lieu à une reconnaissance mutuelle, et ce, en raison de l’indépassable dissymétrie qui caractérise la relation entre maîtrise et servitude.
La figure politique de la reconnaissance
Dans la mesure où le caractère prépolitique de la dissymétrie qui caractérise le rapport domination/ servitude ne peut, à lui seul, résoudre la lutte pour la reconnaissance, c’est l’instance politique qui apparaît comme sa seule véritable issue. Selon Hegel, c’est donc à l’État qu’il revient de surmonter cette contradiction inhérente à la société civile en dépassant le point de vue des particularités pour inscrire la totalité des consciences dans la dimension de l’universel concret. La résolution de la lutte pour la reconnaissance réside dans l’institution d’une sphère éthique et politique.
Hegel va ainsi redéfinir la justice (le droit) comme reconnaissance concrète [12]. Hegel la nomme « Sittlichkeit », mot difficile à traduire puisqu’il signifie à la fois la coutume ou les moeurs (Sitte) et en même temps un mode de vie socialisé, une manière d’agir devenue une « seconde nature ». La Sittlichkeit, qu’on pourrait traduire par « vie éthique » ou « éthicité », représente à la fois le processus du droit et son aboutissement. Elle se décompose dialectiquement en trois moments distincts : la famille, la société et l’État. Si la reconnaissance apparaît dans chacun de ces moments, elle trouve sa réalisation concrète, comme reconnaissance mutuelle, au niveau de l’État. Dans la société civile, la reconnaissance demeure insuffisante, car elle n’est motivée que par des individus particuliers recherchant leurs propres intérêts. Même si, dans le travail, les individus nouent des rapports d’échanges et s’élèvent à l’universel, il n’en reste pas moins que la fin du processus reste toujours l’intérêt privé ou économique. Je peux bien être reconnu dans mon travail, mais cette reconnaissance n’est qu’un moyen de réaliser mon intérêt et non celui de la communauté, elle est donc unilatérale. Au contraire, dans l’État, c’est l’universel qui devient la fin du processus, chaque individu appartenant à un tout « politique » qui le dépasse. La reconnaissance se trouve alors totalement réalisée puisqu’elle est mutuelle, fondée sur la commune appartenance de chaque individu à un tout dans lequel nous nous reconnaissons et que Hegel n’hésite pas à appeler l’Esprit d’un peuple (Volksgeist), incarnation historique de l’Esprit universel6.
Pour clore cette présentation du concept de reconnaissance chez Hegel et voir ce qui se joue dans sa réactualisation contemporaine, il convient de faire ici quelques remarques. En concentrant son attention sur la relation maître/serviteur qui ne constitue pourtant, dans le système hégélien, qu’une seule des trois figures de la reconnaissance, on voit d’abord que l’utilisation la plus courante de ce concept est vouée à l’impasse. Cette figure de la non-réciprocité qui s’incarne dans le travail est, pour Hegel, une figure de l’échec de la lutte pour la reconnaissance. Elle ne peut donc pas être pensée indépendamment de la figure politique de la reconnaissance. Cette nécessaire interdépendance du social (espace du travail et des intérêts particuliers) et du politique (espace du droit et de l’universel) qu’établit la pensée hégélienne semble ainsi nous prévenir contre la tentation d’autonomiser ce que Hegel appelle la « société civile » (bürgerliche Gesellschaft), qu’il présente comme incapable de satisfaire des demandes de reconnaissance. La reconnaissance ne peut s’établir que si les rapports sociaux sont médiatisés, essentiellement par l’intermédiaire des corporations, au sein d’une dimension politique. Cette figure politique de la reconnaissance apparaît ainsi comme la seule capable de parvenir à une véritable reconnaissance mutuelle, non unilatérale ou inégale.
Réactualisation du concept de reconnaissance
La théorie de la reconnaissance, récemment développée par A. Honneth, occupe une place de choix dans les débats contemporains en sciences sociales. Il convient donc de présenter l’apport spécifique de cet auteur pour comprendre l’intérêt aujourd’hui porté au concept de reconnaissance.
Originalité de l’héritage hégélien
Du point de vue de ses sources, Honneth est parfaitement explicite puisque, comme il le signale lui-même en ouverture de son livre Lutte pour la reconnaissance, son analyse s’inscrit d’abord dans une continuité par rapport à la pensée hégélienne [3]. Voulant, dans ce livre, prolonger le travail qu’il avait mené, dans une perspective foucaldienne, sur la critique du pouvoir, Honneth note, dès la préface, que : « À cet égard, les écrits hégéliens de l’époque d’Iéna, avec leur vision d’une vaste « lutte pour la reconnaissance », offrent aujourd’hui encore la meilleure source d’inspiration. » Et, de fait, en appréhendant la réalité sociale selon l’idée d’une « lutte pour la reconnaissance », le point de départ d’Honneth est d’inspiration résolument hégélienne.
Cependant, Honneth entend conduire une « réactualisation systématique » consistant à « reformuler l’idée de Hegel sur un plan empirique ». Il s’agit pour cela de la libérer de ses présupposés métaphysiques. Philosophie de la conscience, idéalisme qui se fonde sur l’idée d’un mouvement objectif de l’Esprit, les prémisses du système hégélien « ne s’accordent plus – du moins de façon immédiate – avec les conditions théoriques de la pensée actuelle ». Pour mener à bien cette reformulation de l’idée hégélienne, c’est dans la psychologie sociale que Honneth va puiser. Il s’inspire notamment des travaux de G. H. Mead qui, reprenant l’idée d’une « genèse sociale » de l’identité subjective, pense la lutte pour la reconnaissance à partir de présupposés « purement naturalistes » [13]. L’originalité d’Honneth réside ainsi dans le fait de pratiquer une certaine forme d’interdisciplinarité qui consiste à articuler la dimension spéculative et transcendantale fournie par la théorie hégélienne avec l’exigence d’empirisme et de positivité présente dans les sciences sociales. La théorie d’Honneth repose en ce sens sur un véritable effort de transversalité, que l’on peut résumer sous l’idée de « philosophie sociale » ou de « théorie critique de la société ». Cet aspect essentiel de sa pensée explique en partie l’attention portée par les sciences sociales à ce que Honneth définit lui-même comme « une tentative pour tirer du modèle hégélien d’une « lutte pour la reconnaissance » les fondements d’une théorie sociale à teneur normative ».
L’ambition que poursuit Honneth, dans son analyse de la reconnaissance, est fondamentalement critique ou herméneutique. Il s’agit, en effet, de définir un modèle social qui soit bien fondé philosophiquement et qui puisse fournir une grille d’interprétation pour l’analyse des différentes interactions sociales. La démarche d’Honneth vise ainsi à expliciter les « attentes » de reconnaissance inhérentes aux relations interindividuelles et à montrer qu’elles sont « normatives », en ceci qu’elles constituent une forme d’invariant ou de noyau fondamental qui structure et régule l’ordre social. L’originalité d’Honneth est en effet de ne pas réduire ces exigences de reconnaissance à de pures constructions sociales mais d’en relever, par-delà leur conditionnement historique et social, la nature normative. Il aborde ainsi la reconnaissance à partir de ce qui doit être et non comme un état de fait social. En faisant de ces normes de reconnaissance le fondement du juste et de l’injuste, Honneth fournit du même coup les fondements d’une véritable critique sociale. Il essaye de comprendre la dynamique qui pousse un sujet ou un groupe à s’engager dans une lutte, en montrant que c’est la réaction de honte ou d’indignation corrélative à l’expérience du mépris social qui peut en fournir le motif. En raison de leur caractère normatif, ces différentes attentes de reconnaissance font naître, selon qu’elles sont ou non satisfaites, autant de formes de justice et d’injustice correspondant précisément aux registres positif et négatif de la reconnaissance. Honneth s’attache à montrer que la logique propre de la reconnaissance repose sur cette tension ou cette corrélation entre son versant positif et son versant négatif. Il y a reconnaissance positive, et donc justice, lorsque les « effets », c’est-à-dire les manifestations de reconnaissance (lois, salaires…) sont conformes aux attentes ; déni de reconnaissance et injustice, au contraire, quand ces effets sont inadéquats aux attentes. Honneth dégage ainsi un concept élargi de la justice sociale qui ne se réduit pas à son expression juridique mais intègre les différents niveaux d’attente sur lesquels repose la reconnaissance.
Notice biblio : La Société du mépris. Vers une nouvelle théorie critique
Cette interprétation de la dynamique de reconnaissance se rattache, on le voit, à une conception très hégélienne de la réalité sociale. D’abord, la question de la lutte pour la reconnaissance apparaît indissociable de sa pensée de la société constitutivement traversée par une tension interne qui ne se réduit pas à la seule concurrence des intérêts individuels, mais obéit avant tout à un principe de nature morale. La vie sociale se conforme, selon Honneth, à un « impératif de reconnaissance réciproque » qui, de façon immanente au processus de la vie sociale, « opère une contrainte normative ». Analysant les mouvements sociaux, Honneth montre, par exemple, qu’ils doivent d’abord être compris en fonction du « noyau moral de résistance » qui les anime et non réduits, conformément à une tradition utilitariste, à de simples conflits d’intérêts7. On voit ensuite que, en fondant son analyse sur l’idée d’intersubjectivité ou d’interaction, Honneth adopte la critique hégélienne de l’atomisme, qui consiste à partir de l’individu pour aborder le collectif. Cette prémisse a des conséquences importantes sur la théorie de la reconnaissance qu’il développe. Il en résulte d’abord qu’il n’y a pas de reconnaissance absolue ou en soi, mais que le concept de reconnaissance est fondamentalement relationnel. Mais ce qui est plus important encore dans la théorie de Honneth, c’est qu’il montre à partir de là que, si le rapport à soi passe par l’autre, c’est en fait la possibilité même d’un rapport positif à soi que les différentes formes de reconnaissance mettent à chaque fois en jeu. « Les différentes formes de reconnaissance réciproque peuvent être rapportées à différents degrés de la relation pratique de l’individu avec lui-même. » La possibilité d’une reconnaissance est donc indissociable de la relation, positive ou négative, que l’individu ou le groupe entretient avec lui-même.
Ce qui signifie que, dans sa démarche pour distinguer trois grandes sphères de reconnaissance et les formes négatives qui leur correspondent, c’est aussi le type de rapport à soi qu’elles mettent chacune en jeu que Honneth va expliciter.
Les trois cadres de la reconnaissance
À partir de la lecture des textes de jeunesse datant de la période d’Iéna, Honneth va s’inspirer de la tripartition hégélienne entre famille, société et État pour les repenser sous les trois grandes catégories de l’amour, du travail et du droit, qu’il considère comme les trois cadres structurant toute forme de reconnaissance possible. Ces trois catégories visent à embrasser les principales dimensions de l’existence humaine dans l’horizon commun de la reconnaissance en analysant ce qui se passe, dans chacune d’elle, lorsqu’il y a dysfonctionnement, c’est-à-dire quand la norme implicite qu’elle institue est transgressée.
Ce que Honneth désigne sous la catégorie de l’amour ou de la sollicitude ne se réduit pas ici à l’intimité amoureuse mais réside dans l’ensemble des « liens affectifs puissants entre un nombre restreint de personnes » qui intègre aussi bien l’amitié que la famille. En un sens large, l’amour définit donc la dimension affective de l’existence humaine, mettant par là même en jeu le propre rapport que l’individu, en tant qu’être d’affect et de besoin, entretient avec lui-même. Ce premier rapport de reconnaissance est, selon Honneth, si fondamental qu’il conditionne tous les autres puisque, à travers son exigence de réciprocité, c’est la « confiance en soi » de chacun des individus qui se joue dans l’amour. Dans cette forme élémentaire de la reconnaissance, l’individu s’ouvre à cette « strate fondamentale de sécurité émotionnelle », nécessaire pour assumer les autres formes d’interaction sociale. Infra-social et infra-politique, l’amour est défini par Honneth comme une forme de proto-reconnaissance qui conditionne et fonde ses formes ultérieures. L’expérience du mépris ou du déni de reconnaissance prend, dans l’amour, la forme de la violence (physique ou morale) et des différents sévices qui touchent à l’intégrité physique ou affective de la personne pour produire des identités lésées.
Dans la sphère du social, qui est en grande partie définie par l’activité de travail, les attentes de reconnaissance ne concernent plus directement la personne dans sa dimension affective, mais portent sur les qualités et capacités sociales que manifestent ses prestations. Dans leurs activités mêmes, les individus sont en attente d’une forme d’estime sociale qui réside dans la reconnaissance de l’utilité et de la valeur de leur travail. La reconnaissance positive consiste à évaluer l’utilité d’une activité en décidant du même coup de sa valeur sociale. « L’idée culturelle qu’une société se fait d’elle-même fournit les critères sur lesquels se fonde l’estime sociale des personnes, dont les capacités et les prestations sont jugées intersubjectivement en fonction de leur aptitude à concrétiser les valeurs culturellement définies de la collectivité. » Au niveau du rapport que l’individu entretient avec lui-même, ce qui se joue dans ce champ de la reconnaissance, c’est l' »estime de soi » en tant qu’être qui peut prétendre que son activité a une valeur sociale, une utilité. La privation de reconnaissance que Honneth situe dans « l’humiliation » ou encore « l’offense » porte atteinte à ce qu’il appelle, en reprenant la tradition, « l’honneur » ou encore « la dignité ».
La sphère du droit, enfin, institue une forme de reconnaissance à prétention universelle et est, en ce sens, indissociable du politique et de la morale. La reconnaissance issue du droit obéit à une exigence d’indifférenciation : il ne s’agit pas d’établir des hiérarchies et des valeurs relatives et graduelles, mais du respect absolu, dû à la personne comme telle. Pour se rapporter aux qualités universelles des êtres humains, la reconnaissance juridique se doit ainsi d’appliquer des normes universelles, c’est-à-dire indépendantes des positions et valeurs sociales. Ce qui dépend de cette forme de reconnaissance, c’est donc, chez l’individu, le « respect de soi » en tant qu’être libre et responsable moralement, car c’est la légitimité ou la respectabilité d’un mode de vie ou d’un choix (sexuel, religieux, politique…) que sanctionne la reconnaissance juridique. Il y a, dans la personne en tant qu’être libre, une attente de reconnaissance de son droit à agir et à avoir la responsabilité de ses propres choix. Ici, la situation corrélative d’un déni de reconnaissance s’incarne dans l’expérience de l’exclusion ou de la privation de droits qui bafouent l’intégrité sociale de la personne.
Le concept de reconnaissance dans les sciences sociales
Quelques remarques s’imposent, au terme de ce parcours, pour déterminer les enjeux de l’usage que les sciences sociales font du concept de reconnaissance. Fondamentalement transversal et polymorphe [8], ce concept qui n’est pas loin de constituer un nouveau paradigme a d’abord le bénéfice d’associer le souci d’exactitude et d’empirisme constitutif des sciences sociales au point de vue spéculatif et a priori qui définit la philosophie dans sa prétention à l’universel. Cadre de réflexion ou structure d’intelligibilité pour l’analyse des situations concrètes, le concept de reconnaissance apparaît d’abord comme un principe herméneutique qui permet d’interpréter le sens des différents types de conflits ou de mouvements sociaux. Dans sa provenance philosophique, le concept de reconnaissance repose en effet sur trois idées essentielles.
Il s’appuie d’abord sur l’idée que le conflit n’est pas, par rapport à la société, une réalité accidentelle mais son fondement et le sens même de sa dynamique interne. Le schéma de la reconnaissance n’a de sens qu’en rapport à un état de conflit et de division dont l’issue n’est pas la paix sociale mais l’affirmation d’une identité propre, c’est-à-dire d’une différence. Le fait d’adopter le paradigme de la reconnaissance suppose donc qu’on s’installe dans une vision de l’ordre social comme étant fondamentalement conflictuel, dans la mesure où la reconnaissance n’a pas l’intégration ou la paix pour horizon, mais le pluralisme d’identités irréductiblement différentes les unes des autres8.
Le second postulat sur lequel repose l’idée d’une lutte pour la reconnaissance réside dans la conception résolument morale ou éthique et non utilitariste de cette lutte. Motivée par cette dialectique d’un désir de s’accomplir à la fois dans son humanité et sa singularité, la lutte pour la reconnaissance obéit à une nécessité morale irréductible à toute idée de conflit d’intérêts particuliers. En en faisant le fil directeur de leur analyse des conflits sociaux inhérents au travail, les sciences sociales sont donc d’emblée conduites à les aborder comme un champ éminemment moral et non comme la sphère de la conservation de soi.
C’est enfin la structure fondamentalement relationnelle du concept de reconnaissance qui s’avère décisive lorsqu’il s’agit de son utilisation par les sciences sociales. La reconnaissance étant fondée dans l’expérience de l’intersubjectivité, le fait d’y voir le ressort des différentes interactions ou la structure du social suppose en effet qu’on considère le lien ou la relation comme plus essentielle que l’individu. À travers les relations interindividuelles, c’est déjà une dimension collective et institutionnelle que met en jeu la reconnaissance. Elle représente, en effet, la condition essentielle d’une véritable politique de reconnaissance.
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- ] Hegel G. W. F.,
Phénoménologie de l’Esprit
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- (1807), Paris, Aubier, 1941 (traduction Hyppolite).
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- ] Marx K., Engels F.,
L’Idéologie allemande
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- (1845), Paris, Éditions sociales, 1990.
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- ] Hegel G. W. F.,
Principes de la philosophie du droit
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- (1821), Paris, Vrin, 1982.
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- ] Mead G. H.,
L’Esprit, le Soi et la Société
-
- , Paris, Puf, 2006.
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- ] « De la reconnaissance. Don, identité et estime de soi »,
Revue du Mauss
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- , 2004, n° 23.
(1) Les chiffres entre crochets renvoient à la bibliographie en fin d’article.
(2) En consacrant pendant six années (1933-1939) un séminaire à la Phénoménologie de l’Esprit, alors inédite en France, Kojève joua un rôle d’initiateur à l’oeuvre de Hegel. Ses leçons ont été réunies et publiées par Raymond Queneau en 1947 sous le titre Introduction à la lecture de Hegel. L’originalité de la lecture de Kojève, essentiellement axée sur la dialectique du désir de reconnaissance, exerça une influence décisive sur des auditeurs illustres, parmi lesquels Merleau-Ponty, Sartre, Lacan et Bataille.
(3) Hegel a d’abord élaboré les deux premières figures dans les fragments philosophiques de Iéna entre 1802 et 1807. La démarche se trouve reprise et accomplie dans La Phénoménologie de l’Esprit de 1807 en exposant la structure phénoménologique de la reconnaissance et en y ajoutant le rôle, jusque-là insoupçonné, du travail. Pour cette raison, nous nous appuierons essentiellement sur cette oeuvre pour les deux premières figures. Les Principes de la philosophie du droit (1821) seront indispensables pour développer la figure « politique » de la reconnaissance.
(4) On peut se demander si ce n’est pas précisément en raison de la montée en puissance des activités de service (notamment les tâches de care) que cette question de la reconnaissance au travail a pris une grande importance.
(5) C’est sur cet aspect de la pensée hégélienne que se concentre la lecture de Kojève. S’inspirant du matérialisme historique de Marx [11], il réinterprète la lutte des classes comme une lutte pour la reconnaissance. La grande actualité de l’interprétation kojévienne consiste à faire de la situation de domination ou de division la condition même d’une lutte pour la reconnaissance puisque la demande de reconnaissance n’est possible qu’à partir de l’expérience de sa privation. Le paradigme de la reconnaissance suppose donc un ordre social divisé par des rapports de pouvoir et de domination.
(6) La notion de « Volksgeist » est centrale dans la philosophie de l’Histoire de Hegel. Nous pouvons déjà souligner que Honneth cherchera à penser le concept de reconnaissance sans faire appel à la transcendance impliquée dans la notion d’Esprit. Cela explique en partie les déplacements qu’il va opérer par rapport à la théorie hégélienne de la reconnaissance.
(7) Voir l’article de G. Malochet p. 27.
(8) Notons, cependant, la piste très intéressante qu’a développée Ricoeur. Il a tenté, en réponse à Honneth, de penser la reconnaissance à partir d’un horizon de paix, en se basant sur l’expérience du don. Ricoeur reprenait les analyses de Mauss pour essayer de déplacer la question de la reconnaissance dans une perspective pacificatrice. Nous n’avons pas pu présenter cette piste dans le cadre de cet article et renvoyons au numéro spécial de la Revue du Mauss[14] qui articule la question de la reconnaissance à celle du don